Le retour du Christ sur la chaire

L’église de Saint-Maurice possède une belle chaire. La rampe de l’escalier ajourée de dessins et d’ornements de style gothique flamboyant date de 1594. Elle s’inspire du modèle de la cathédrale. La tribune hexagonale est composée de panneaux de pierre vides de toute peinture. Ces panneaux séparés par des colonnettes et des chapiteaux abritent six statuettes en bois dorés. Ces statuettes représentent saint Pierre avec les clefs, saint Paul avec le glaive. Puis viennent les quatre grands docteurs de l’église: saint Ambroise avec la crosse et la mitre, saint Augustin avec son cœur placé sur un livre ouvert, saint Jérôme avec son large chapeau de cardinal et enfin le pape saint Grégoire le Grand portant la tiare et la croix à trois croisillons. Cette superbe chaire vivra presque deux siècles sans Jésus-Christ et les apôtres, sans le prophète Moïse et sans la colombe. Mais tout à coup, ses panneaux vierges s’animent et affirment une présence.En effet, en 1786, le peintre Gottfried Locher dessine en camaïeu sur la pierre la personne du Christ ressuscité et les évangélistes avec leurs attributs ordinaires. Il y ajoute l’imposante figure du prophète Moïse. Avec cette inscription: «G.Locher, pinxit 1786». Au centre du plafond de l’abat-voix, notre artiste peint une colombe, symbole du Saint-Esprit. Cette colombe rappelle que le prédicateur ne parle pas en son nom personnel mais qu’il est inspiré par l’Esprit-Saint. Ainsi, le programme de rénovation de l’église débutant en 1783 prévoyait peut-être l’achèvement de l’iconographie de la chaire. Mais il est probable aussi que deux événements populaires aient traumatisé les moines augustins. Et que ces révoltes aient exigé la proclamation des fondamentaux du catholicisme sur la tribune sacrée. Le premier soulèvement vient de la Singine. Avec la bénédiction du Pape, les autorités fribourgeoises (l’Evêque et le gouvernement) décident la suppression d’un grand nombre de fêtes chômées. Des Singinois se révoltent. Ils veulent une communauté ecclésiastique dirigée par le doyen et par le peuple. Ils contestent la légitimité des évêques et du gouvernement. Ils organisent des assemblées populaires et menacent d’envahir la Ville par la vallée du Gottéron. Le gouvernement prend peur. Il renforce la défense militaire de la cité, il dresse une barricade et un poste de garde en face de la Cigogne. Il saisit une brochure séditieuse rédigée par un certain Peter Bünno qu’il demande à l’évêque d’analyser. Il ordonne l’appui des baillages mais la réponse des gens de Corbières, de Bulle et de Gruyères le scandalise. Ces derniers ne veulent pas lutter contre leurs frères singinois. Le gouvernement pense à utiliser le confessionnal et le catéchisme pour endoctriner les sujets et les ramener dans l’obéissance. L’évêque condamne le petit livre de Bünno et le déclare «schismatique et hérétique». Monseigneur de Montenach démontre la destruction de la hiérarchie catholique prônée par ce libelle. Ce petit livre affirme «que les évêques, établis par le Saint-Esprit, sont soumis au jugement du peuple, peuvent être déposés et perdre leur autorité selon le bon plaisir de celui-ci, sentiment qui approche de celui des donatistes et qui conduit à leurs erreurs». Plus loin, le chef du diocèse dénonce les tendances presbytérianistes de Peter Bünno. Son auteur subit la prison et une cure forcée de catéchisme donnée par Joseph Rebsamenn, un ex jésuite. Après une longue détention, Bünno, ce beau vieillard de Dirlaret, demande pardon sur le parvis de la cathédrale. Il signe encore deux actes d’abjuration; l’un à la chancellerie de l’Etat et l’autre à l’évêché. Et le bourreau de la ville brûle en public son libelle. Après la Singine, quelques mois plus tard, c’est la Gruyère qui manifeste. Elle a trouvé en Pierre Nicolas Chenaux un chef intraitable et populaire, victime à plusieurs reprises des injustices du régime. Les Gruériens veulent prendre Fribourg et destituer le gouvernement. Mais celui-ci,échaudé par l’expérience singinoise, agit avec détermination. Les troupes bernoises viennent à son secours et dispersent les séditieux. Un partisan du Gruérien séduit par une fabuleuse récompense se transforme en Judas et assassine Pierre-Nicolas Chenaux. Le gouvernement mutile son cadavre et pose sa tête sur une pique à la porte de Romont. Mais les petites gens y viennent en procession et s’agenouillent devant leur héros en priant: «Saint Nicolas Chenaux, priez pour nous» Le 11 novembre 1781, à la messe de l’Auge, le célébrant lit la lettre épiscopale quicondamne les hymnes, litanies et oraisons en l’honneur de Chenaux, le chef de l’insurrection et qui prononce l’excommunication des compositeurs de ces prières. Ainsi, en 1786, le prieur Béat Kern qui commande les peintures à Locher n’a pas oublié la réaction du peuple. Il a surtout constaté le manque de culture catholique de celui-ci. Sous l’inspiration du supérieur du couvent, Locher peint et proclame le pur évangile et la pure doctrine catholique sans concession à aucune idéologie en vogue. Ce retour du Christ sur la chaire marque aussi un retour à l’essentiel et la fin des exubérances du baroque.

Texte tiré de l'ouvrage NICOULIN, Martin, "Invitation à la joie éternelle, L'église de l'Auge et ses saints", Paroisse Saint-Maurice, 2016.