Saint Victor lutte contre l’envahisseur ottoman

En hiver 1664, à Rome, Amadeo Battandi, un moine augustin, reçoit l’accolade de son supérieur. Avant de le bénir, celui-ci lui dit probablement : «Mon cher jeune confrère, si tu arrives à bon port, alors le couvent de Fribourg retrouvera son honneur. Et la Province et moi aussi». Le jeune moine monte dans une calèche à Rome et part pour Fribourg. A côté de lui, il a un bagage spécial. Une caisse en bois oblongue entourée de ficelle et de sceaux. Le 1er mars de cette année-là, ce religieux sonne à la cure de Guin. En même temps, un messager galope avec son cheval jusqu’au couvent des Augustins. La joie et la fierté éclatent dans la communauté, le trésor du Pape est arrivé.

Le 4 mars, toujours à Guin, une cérémonie sacrée se déroule pour ouvrir le précieux coffre. Il y a Mgr Strambino, l’évêque de Lausanne, son secrétaire, l’abbé Jean Sudan. On voit aussi trois hommes du gouvernement de Fribourg : François-Pierre de Remy, membre du Sénat, Jean-Christophe Moser et Jean de Rémy, tous deux du Conseil des Soixante. Ces têtes se penchent, examinent et regardent. Avec attention, silence et émotion. Ils voient un squelette bien conservé et complet, même les os de la tête ne manquent pas.

Ce cadavre tend un document, la lettre d’un évêque romain, Préfet des reliques sacrées au Vatican. Nos examinateurs la lisent et apprennent des informations importantes. Cet homme a été exhumé dans le cimetière Cyriaque de Rome le 22 décembre 1662. Il porte le nom de saint Victor. Ce précieux trésor est destiné à la Suisse et au diocèse de Lausanne, spécialement à l’église de Saint-Maurice, église du couvent des Augustins de Fribourg. Une lettre du pape accompagne encore ce saint corps des Catacombes. Le 6 mars, le secrétaire épiscopal confirme toutes ces données dans une charte que signe Mgr Strambino.

Le 11 mai 1664, Fribourg vit à l’heure de saint Victor. Les cloches de la cathédrale invitent les fidèles à écouter le sermon qui vante et invente les mérites de ce martyr. Puis la procession descend la Grand’Rue et le Stalden et parcourt les chemins de l’Auge. Une image du Saint peint par le moine Fillistorf ouvre le cortège. Quatre capucins portent le cercueil. Des personnages mis en scène par les Jésuites miment la vie de notre héros. La foule applaudit en voyant saint Victor, saint Marcel, son parent et ses onze frères. Elle conspue le cruel tyran qui a ordonné le martyre. Quarante élèves du Collège chantent et jouent de la musique. Toute la ville sursaute, car les canons de la Tour Rouge s’en donnent à cœur joie. L’Etat a donné toute la poudre désirée par les organisateurs.

Le corps de saint Victor trône au milieu du chœur. L’évêque de Lausanne, Mgr Strambino, célèbre pontificalement la messe avec grande solennité. A la fin de l’office, il commente le message du pape imprimé en allemand et en français. Notre Saint Père le Pape Alexandre VII souhaite « que la constante foy du dit saint martyr ne soit pas seulement comme de raison révérée mais honorée par le monde mais aussi de plus fort qu’il soit invoqué et révéré dans ces périlleux temps contre tous les malheurs desquels nous sommes menacés...». Le prélat ajoute que le Pape a jugé le couvent des Augustins capable et digne de posséder un trésor spirituel si précieux et de le conserver pour une consolation perpétuelle. Le chef du diocèse dit aussi que dans sa missive le Pape exhorte les fidèles à prier Dieu pour qu’il accorde la prospérité à l’Eglise catholique, la concorde et l’union des princes chrétiens et l’anéantissement du Turc « l’ennemi mortel du sang chrétien ». Il termine sa brève homélie en citant le document papal : « Nous ne voulons point douter que le Dieu de miséricorde, par l’intercession dudit S. Victorius exaucera nos vœux et prières pour obtenir Victoire contre nos ennemis jurés et qu’il nous concédera la paix, tous biens, félicités et prospérités, ainsi soit-il. Amen.»

L’évêque, les augustins, les jésuites et les capucins partagent un succulent repas au réfectoire d’été du monastère. Ils dégustent aussi les bons vins du couvent qui viennent de leurs vignes de Chexbres et de Corseaux. Un an plus tard, le 14 mai 1665, l’artiste Pancrace Reyff a terminé l’autel de Saint-Victor qu’il partage avec le saint de la confrérie des forgerons. La donation du pape a aussi un autre but: redorer le blason des moines augustins. Ce Jean de Judée, né en 1617 d’une vieille famille catholique de la petite ville de Brilon en Westphalie, assistant du père général à Rome, a une relation particulière avec Fribourg. De 1653 à 1656, il sera prieur du couvent de l’Auge. Il doit laver le monastère d’une grave souillure. Un certain Spielmann, un prêtre belge, a répandu son sperme sur les dalles du chœur. La chronique ne précise pas la manière. Le nouveau prieur redonne au sanctuaire sa pureté. Il donne un tour de vis à la discipline. Il change les pierres du sol, il accroche sous les voûtes des tableaux sur la vie de saint Augustin. Il construit un nouvel orgue. Le tableau des Sept Dormants date de cette époque. Il se fait aussi des ennemis. Il chasse du couvent un certain Pierre Guillier, pauvre prêtre séculier, sans cure et sans paroisse. Ce misérable tentera sa chance à Constance dans un autre couvent des Augustins. Mais la rancœur ronge cet être qui « boîte physiquement et moralement » pour copier les documents de l’époque.

Elu provincial par le chapitre de sa province, notre Jean de Judée quitte Fribourgen 1657. Le gouvernement de Fribourg fait des efforts pour le retenir, mais sans succès. Le nouveau provincial se distingue. Il brilleaux yeux de ses pairs. Il peut augmenter le nombre de ses couvents en profitant de la politique internationale. En ce temps-là,le Roi de France conquiert l’Alsace et la recatholicise. En 1657, Ribeauvillé retrouve son couvent des Augustins. Le provincial nomme comme prieur un Fribourgeois romand, Fulgentius Cantin. Jean de Judée connaît aussi des succès à Erfurt. Il courtise le site marial d’Hergiswald dans le canton de Lucerne. Mais il retrouve le prêtre Pierre Guillier sur sa route et son destin bascule. A la fin de l’année 1657, le provincial visite Constance et voit, parmi les moines, Pierre Guillier qui est chassé séance tenante.

Alors l’ecclésiastique fribourgeois exécute sa vengeance. Il prend le sceau du provincial et imite son écriture. Il fait rédiger par un jeune étudiant de fausses lettres en français et en allemand adressées par le soi-disant Jean de Judée à l’Ambassadeur de France. Ce document explique comment l’armée française pourrait envahir Constance qui appartient à l’Autriche. Une rumeur folle circule parmi les moines ; le provincial est un traitre, on déforme son nom en Judas, on le traîte de sale juif à qui la France aurait donné une fabuleuse récompense. L’affreux Guillier fait envoyer une copie de ses faux documents aux capucins de la ville. Puis ces textes parviennent aux autorités civiles. Et le 18 juillet 1658, le gouverneur jette en prison le malheureux provincial. Cette affaire sème la honte et discrédite le provincial qui reste à l’ombre jusqu’au 3 mai 1659. On le libère sous conditions (il ne doit plus jamais mettre les pieds sur les terres de l’Empereur d’Autriche) parce que les autorités connaissent de nombreuses interventions en sa faveur, parce que des doutes planent sur sa véritable culpabilité et surtout parce qu’entre-temps le pauvre Guillier s’est retrouvé en prison pour avoir commis un vol sacrilège dans une église.

Le nonce enquête et rend son jugement le 26 novembre 1660. Il proclame innocent Jean de Judée et déclare coupable le prêtre fribourgeois Pierre Guillier. Celui-ci est suspendu à perpétuité de son sacerdoce et condamné aux galères pour une durée de sept ans et à la confiscation de ses biens. Ce dernier part purger sa peine à Venise et remet sa fortune dans les mains de Jacques Koenig, Prévôt de la cathédrale. Celui-ci malgré les citations des tribunaux du dio-cèse et de Rome et malgré les menaces d’excommunication fera toujours la sourde oreille.

Jean de Judée connaîtra une superbe fin de carrière. Il sera réélu provincial, puis Assistant général de son Ordre à Rome et évêque suffragant de Spire. Il meurt en 1672 à Rome, juste avant de partir recevoir la crosse et la mitre dans son futur évêché. A Rome, il travaille beaucoup pour la gloire des Augustins de Fribourg. C’est lui qui obtient de Rome le corps de saint Victor. Ainsi cette translation humilie le chapitre et les capucins et glorifie les augustins longtemps trainés dans la boue par l’affaire de l’imposteur Guillier.

 

Texte tiré de l'ouvrage NICOULIN, Martin, "Invitation à la joie éternelle, L'église de l'Auge et ses saints", Paroisse Saint-Maurice, 2016.

Saint Victor au secours de la nature

Au milieu du XVIII e siècle , la Suisse affronte une nouvelle catastrophe. Celle-ci ne provient pas de la méchanceté des hommes. Non , c’est la nature qui se montre agressive. Les hannetons débarquent et s’attaquent aux cultures. La peur de la famine saisit les esprits. Les insecticides n’existent pas encore. Les hommes demandent à la religion de les sauver du désastre. A Fribourg , l’évêque publie des lettres pastorales et organise des processions et des exorcismes.
En l’Auge , un magistrat se souvient de saint Victor. Jacques von der Weid évoque au Sénat de la République les vertus de ce Saint et plaide pour restaurer une ancienne coutume : le pèlerinage de la ville aux reliques de ce saint. Cette cérémonie se déroule le 30 juillet 1748. Avec succès , car le même jour le beau temps revient. Ainsi les moines augustins décident de réhabiliter ces saintes reliques qui gisent oubliées , voire méprisées. Ils utilisent leur savoir-faire pour recevoir des dons. Le 1er août déjà , Mademoiselle Marguerite Agathe Kuenlin donne à son frère Nicolas , moine chez les Augustins , la somme de 45 couronnes pour cette nouvelle bonne œuvre. Le 4 août , c’est la maman du Père Frédéric Gindroz qui donne 5 couronnes.
En ce temps-là , les religieuses de Montorge ont une spécialité. Elles rajeunissent , embellissent et habillent les vieilles reliques. Les fidèles raffolent de ces pieuses créations. En véritables artistes , les religieuses de Montorge donnent à la dévotion des fidèles des personnages , avec des costumes aux nobles couleurs et avec des positions de repos du guerrier. Ce sont de vrais chefs-d’œuvre , de l’art brut chrétien au temps du baroque.

Mais les moines de l’Auge se méfient des ricanements des rationalistes qui pratiquent une foi plus pure et hostile à la pensée magique. Ils veulent bien donner une deuxième vie à saint Victor mais ils veulent respecter l’authenticité de ce corps.
Alors deux médecins fribourgeois (les docteurs Appenthel et Degra) sortent la relique de son autel. Puis , ils recomposent un squelette entier. Pour réussir l’opération , ils empruntent les os de la mâchoire et d’un bras au reliquaire du couvent. A Montorge , les religieuses réduisent en poussière les os de notre saint Victor , y mêlent de la farine et remodèlent un squelette idéal : « Ut a veris ossibus vix possit etiam a scientibus discerni ». Et le chroniqueur ajoute avec précaution : « hoc propterea insero , ut posteritati constet nihil esse in sacro isto corpore quod venerationem non mereatur , et ne forte cum tempore aliquae particulae vera ossa non esse deprehensae indigne tractentur, » Le père Huot , un savant bénédictin a traduit ce passage : « Les reliques qui manquaient , les religieuses moniales de Montorge les ont confectionnées à partir de la poussière des os de saint Victor et de la farine en une telle masse que c’est à peine si experts scientifiques pouvaient les discerner des vrais os. Je note cela pour qu’il soit établi pour la postérité que tout dans ce saint corps mérite la vénération , et pour que , si avec le temps on s’apercevait que quelques particules n’étaient pas de vrais os , elles soient traitées dignement.»
Pendant des mois à Montorge trois humbles religieuses , deux Fribourgeoises et une Jurassienne jouent les artistes. Sœurs Victoire de Gady , Anne-Clémence Gottrau et Geneviève Simon de Saignelégier créent un nouveau saint. Elles veulent lui faire jouer un rôle , elles veulent montrer sa gloire après le martyre. Elles le représentent en chevalier romain jouissant du repos éternel , un corps allongé et accoudé sur un oreiller. Elles le couchent dans un cercueil tapissé d’un voile blanc et or. Elles le recouvrent d’une tunique rouge frangée or. Elles entourent le coussin d’un tissu vert. Des pierres précieuses couronnent sa tête. L’épée et les chaussures indiquent son rang élevé dans la hiérarchie sociale.
Ce saint fascine les religieuses de Montorge. Cette réussite séduit tellement le prieur du couvent de l’Auge qu’il court vers l’évêque et lui demande une nouvelle translation. Mais l’évêque hésite. Après avoir relu et analysé les documents , Mgr Hubert de Boccard donne son accord et participe à l’événement.
Et le 26 décembre 1748 , Fribourg vit la deuxième translation de saint Victor. A deux heures de l’après-midi , dans l’église de Montorge , les moniales chantent des psaumes et prennent congé de saint Victor. Elles pleurent à chaudes larmes en quittant leur trésor qu’emportent des capucins. Le baldaquin , déposé au-dessus de cette châsse très bien décorée par les moniales , est tenu par deux magistrats du Conseil 66 des Dix. Il y a l’avoyer de Montenach , le banneret de l’Auge , l’évêque , des soldats , des musiciens. Le glorieux corps est placé dans le chœur près du maître autel. La foule chante le Te Deum.
Le 1er juillet 1749 , on célèbre officiellement la fête de saint Victor. Le prieur compose des oraisons , des hymnes , des litanies en allemand afin d’augmenter la dévotion en faveur de cet « athlète de Dieu » comme dit le document. Ces textes sont non seulement approuvés mais imprimés par l’ordinaire. Messe solennelle le matin avec le sermon apologétique prononcé par le prieur ; l’après-midi le chant des vêpres retentit sous les voûtes de l’église et la procession s’ébranle. Les sœurs de Montorge donnent deux gros bouquets de fleurs artificielles pour orner l’autel.

Selon la chronique , les reliques de saint Victor connaissent un grand succès. On vient les prier depuis la ville et même depuis le fond des campagnes. Ces reliques délivrent les gens qui sont tourmentés par des maladies. Les nombreux ex-voto , accrochés à l’autel et aujourd’hui disparus , témoignent de tous ces bienfaits et de tous ces miracles. En lisant les annales du couvent , on apprend que même des enfants morts , posés sur l’autel par leurs mamans , retrouvent des souffles de vie et peuvent être baptisés. Ainsi ces pauvres petits ne vivront jamais sur la terre mais éviteront les flammes de l’enfer. C’est une grande consolation pour leurs parents. Mais cette pratique dégénère et l’évêque l’interdit.

 

Texte tiré de l'ouvrage NICOULIN, Martin, "Invitation à la joie éternelle, L'église de l'Auge et ses saints", Paroisse Saint-Maurice, 2016.